la vie en prose et en vers (une franche liberté délestée d'une pierre brute) construisons en chacun de nous quelque chose qui tendra vers le meilleur de nous même.

Freeman délesté

09.Mar.2004


L’amour, mais de quoi s’agit il au juste ?
S’il y a un sujet à l’honneur aujourd’hui dans les conversations, les chansons, les feuilletons télévisés et les potins, c’est certainement le sujet de l’amour.
On entend par ci par là des : « je t’aime, je t’aime, je t’aime ».

Mais en quoi cet amour consiste-t-il ? On ne le sait pas trop.

Plusieurs l’identifient à l’expérience sexuelle, d’autres, à la tendresse, d’autres encore, au respect. Mais qui sait vraiment de quoi il s’agit ?

La langue française n’est pas riche pour décrire ce qu’est l’amour. Le verbe aimer est le terme généralement utilisé et on l’emploie à toutes les sauces.
On dit : « J’aime ma femme », mais on dit également : « J’aime le vin ». On dit : « J’aime Dieu » ; « J’aime ma voiture ». Pourtant, il s’agit, dans tous ces cas, de différents types d’amour. Du moins, on ose l’imaginer.

Il s’agit donc de voir de plus près les diverses conceptions de l’amour.

La civilisation grecque est la première, en Occident, à témoigner d’une véritable culture de l’amour.
Les mots grecs pour parler d’amour sont bien éloignés des nôtre car aucun ne correspond exactement à ce que nous entendons aujourd’hui en utilisant ces mots : PHILIA, EROS, AGAPE :

Nous examinerons le sens et les liens entre ces trois termes.

Mais d’abord voici quelques déclarations philosophiques d’amour :

- Il y a l’amour selon Platon :
« Je t’aime, tu me manques, je te veux »
« Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour »
- Il y a l’amour selon Aristote ou Spinoza :
« Je t’aime : tu es la cause de ma joie, et cela me réjouit. »
- Il y a l’amour selon Jankélévich :
« Je t’aime comme n’importe qui : je mets ma force au service de ta faiblesse, mon peu de force au service de ton immense faiblesse »
- Selon André Comte-Sponville :
« Je t’aime de toutes ces façons : je te prends avidement, je me donne joyeusement, je m’abandonne doucement. Merci d’être ce que tu es : merci d’exister et de m’aider à exister. »
- Selon Baruch Spinoza :
« L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. »
- Selon Simone Weil :
« Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime. »
- Selon Aristote :
« Aimer, c’est vouloir pour quelqu’un ce qu’on croit lui être un bien, eu égard à son intérêt et au nôtre, et aussi être disposé, dans la mesure de notre pouvoir, à réaliser ce bien. »
- Selon Friedrich Nietzsche :
« Ce qui est fait par amour s’accompli toujours par-delà le bien et le mal. »
- Enfin selon Alain :
« Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi. »



Revenons aux différentes appellations grecques :
EROS est le premier ; AGAPE est le but (vers lequel nous pouvons au moins tendre), enfin PHILIA est le chemin.
Voyez l’enfant, qui prend le sein. Et voyez la mère, qui donne. Elle a bien sûr été un enfant d’abord : nous commençons tous par prendre, et c’est une façon déjà d’aimer. Puis nous apprenons à donner, au moins un peu, et c’est la seule façon d’être fidèle jusqu’au bout à l’amour reçu, à l’amour humain, jamais trop humain, à l’amour si faible, si inquiet, et qui fait pourtant comme une image de l’infini.

Développons d’avantage l’amour appelé EROS.
L’amour EROS est un amour enraciné dans la nature, dans la réalité biologique de l’être humain. Sa détermination première se trouve dans le désir. Le désir recherche son plaisir, sa propre satisfaction. Parfois un désir qui naît du manque et de l’incomplétude des humains.
Platon parle de l’éros terrestre qui se manifeste, par exemple, lorsque nous désirons la beauté corporelle, et de l’éros céleste qui se manifeste lorsque nous renonçons aux désirs terrestres pour contempler la beauté universelle du monde des idées. L’être humain par nature imparfait, ne pourra combler son manque dans le seul amour physique. C’est dans l’amour porté aux idées, dans la philosophie, que l’homme pourra accéder à la plénitude.
Dans la littérature grecque, éros désigne parfois l’amour du patriote, c’est à dire, les sentiments passionnés de celui qui cherche à défendre sa patrie. Simon le zélote était subjugué par un tel amour et aurait fait sauter, s’il en avait eu les moyens, l’empire romain tant il désirait la libération de sa nation.
On retrouve aussi ce terme utilisé pour décrire la passion d’un homme pour l’argent. Ignace d’Antioche, un père de l’Eglise qui a vécu entre la fin du 1er siècle et le début du 2ème, écrit dans une lettre qu’il adresse aux Romains : « Mon éros a été crucifié et je n’ai plus de passion pour les choses matérielles. Mais il y a maintenant en moi une source vive qui me dit à l’intérieur : Viens au Père ». La passion matérielle d’Ignace avait été crucifiée avec Christ.

PHILIA est l’amitié réciproque qui s’appuie sur la considération que chacun des partenaires a pour l’autre. Pour que la Philia existe, il faut que le respect réciproque soit possible. Celui qui aime est aimé et celui qui est aimé aime. L’amour réduit à un échange commercial, dans lequel les mérites réciproques, l’intérêt, la reconnaissance mutuelle jouent un rôle essentiel. La Philia nous apprend à aimer nos amis et à haïr nos ennemis, selon le principe de réciprocité. L’amour est ici un moyen. C’est le principe de la loi du talion (la vengeance qui consiste à faire subir à l'offenseur un dommage identique à celui qu'il a causé…).
L’amour Philia et l’amour Eros ne suffisent pas. Ils détruisent le monde, dévalorisent l’Homme, tuent la grâce, nient la communion. Dans cet amour, il n’y a pas de véritable rencontre entre les personnes. Sur le chemin du plaisir infini, de l’intérêt, de la réciprocité, du désir infini que déploient la Philia et l’eros, l’Agape se révèle comme un don gratuit.

AGAPE est avant tout un amour désintéressé et altruiste semblable à un don de soi, qui n’attend rien en retour. L’Agape s’oppose fortement au désir, à l’Eros. Aucun d’entre nous n’est capable d’aimer naturellement quelqu’un avec le genre d’amour Agape. L’amour Agape permet d’aimer ceux qui sont détestables, et même ses ennemis.
La tradition chrétienne reprendra ce concept qui s’apparente à la notion de charité. C’est à la fois, l’amour que Dieu porte aux Hommes ou celui que les Hommes ressentent pour Dieu, mais il sera également à la base de l’idée de l’amour du prochain.
L'idéal est bien d'être capable d'aimer de cet amour qu'est l'Agape, d’aimer de tout son être et d'aimer son prochain comme soi-même.
Ainsi donc, on peut parler de la métamorphose des qualités de l’amour les unes dans les autres. Tout commence par l’amour du bébé, qui « dévore » le sein de sa mère. Puis l’amour nourriture s’allège en amour érotique, qui donne des ailes à la gourmondise infantile. Mais Eros, malgré ses ailes, vit encore dans le manque. Alors vient l’amour philanthropique, Philia, qui est plein, apaisé, et relie les vrais amis dans un part egal. Mais cela ne s’arrête pas là : Philia elle-même quitte le plan de la simple amitié pour s’élever encore plus haut, là où règne l’amour inconditionnelle, l’Agape.

A présent, traitons du sujet de l’amour dans la sémantique religieuse judéo-chrétienne.

Dans la pensée juive, l’être humain ne devient entier que dans sa relation avec l’autre. La Genèse dit : « au commencement, Dieu créa l’homme et la femme, homme et femme. Il les créa. Ce qui est « à l’image de Dieu », ce n’est pas l’homme et la femme, c’est sans doute leur relation. Le désir de connaître Dieu passe par la rencontre de l’autre.
Du côté cabalistique, au niveau de la lettre : Adam, avant de recontrer Ève, se dit Adam et la somme de ses lettres correspond au mot “quoi” ; après sa rencontre avec Ève, son nom devient Aadam, et la somme des lettres donne “qui”. Comme si, pour passer de l’état d’objet à celui de sujet, il fallait passer par la relation avec l’autre. À ce moment-là, comme dans l’Évangile de Philippe, le mot amour devient le mot alliance. Une alliance entre deux libertés, entre deux sujets qui s’inclinent l’un devant l’autre. On n’est plus dans un registre de complémentarité. L’autre n’est pas là pour combler le manque. Ce sont deux sujets. Et dans la relation entre ces deux libertés se révèle quelque chose de divin. Ce n’est pas un amour de dépendance, ni un amour de séduction, c’est une alliance qui porte du fruit. Le fruit peut être un enfant, mais aussi une œuvre - ou bien le plaisir ! -, mais dans tous les cas, c’est une façon de mettre Dieu au monde. Au cœur de la relation elle-même se révèle quelque chose de l’être de Dieu.
Si on veut aller plus loin, cet “être de Dieu” se révèle comme trinité. La trinité veut dire que Dieu est relation d’amour : ce n’est pas le un, ce n’est pas le deux, c’est le trois, le chiffre de l’alliance, la révélation de ce que peut être Dieu. C’est pour cela que les grands monothéistes, tels Hallaj ou Rûmî, disent : “Dieu est un, comme l’Amour, l’Amant et l’Aimé sont un.”
La relation elle-même est un dévoilement du Dieu-un, qui est à la fois un et trine.
Le Dieu-Relation. C’est la révélation de celui qui est entre les deux. Du troisième…

L’histoire du Christianisme place cette rencontre comme un chemin décisif vers Dieu. D’où l’importance des Evangiles apocryphes, celui de Marie, ou celui de Philippe : on y voit Jésus en relation avec une femme, Myriam de Magdala. Cette rencontre est aussi l’image de Dieu.
C’est la capacité de rencontrer une altérité. On sait que l’humain est androgyne, il pourrait être heureux tout seul. Mais si l’on revient au texte biblique émerge une anthropologie où “il n’est pas bon que l’homme soit heureux seul” (lotov en hébreu).
Si on parlait d’une vie sexuelle de Jesus. Le tout est de savoir de quelle sexualité nous parlons : celle qui reste pulsionnelle et animale ? ou celle d’un être qui a transformé sa libido en amour, et cet amour en capacité d’alliance ? Donc, évidemment que le Christ assume sa sexualité, autrement ce n’est pas un homme, c’est un castrat, un infirme - ce qui serait blasphématoire. C’est une des occasions que la réflexion philosophique a peut-être manqué : celle d’évangéliser la sexualité, de la transfigurer, d’y introduire le sacré. Bien sûr que Jésus a une sexualité, mais il la vit de manière plus intelligente, plus généreuse, plus aimante et plus sacrée. Ce n’est pas la divinité qui a été sexualisée. Il a divinisé la sexualité : elle aussi peut être un lieu d’épiphanie, de rencontre de Dieu. Et c’est ce que dit l’Évangile de Philippe : le lieu où l’on prie vraiment, aujourd’hui, à Jérusalem, c’est la chambre nuptiale. Le saint des saints, c’est là où un homme et une femme se rencontrent. La présence créatrice y est à l’œuvre. Donc, Dieu est réellement présent. Mais on est bien d’accord que, là, nous sommes en présence d’une humanité dont la sexualité est tout entière habitée par la lumière, par l’innocence, par un amour agapé. Il est terrible de penser que, pour certains, parler de la sexualité du Christ est vécu comme une déchéance : c’est là une humanité malade ! Jésus est-il moins divin parce qu’il est plus humain et aime une femme ? Quelle drôle d’image de la femme ! On sait que l’Église, depuis saint Paul et saint Augustin, a produit des milliers de textes charriant cette image, poussée par des peurs compréhensibles mais nullement chrétiennes. C’est nier à la femme le statut de sujet. On ne peut pas aimer quelqu’un et le regarder de haut. C’est pour ça que Jésus lave les pieds de ses disciples, pour les regarder d’en bas, pour les soigner, pour les guérir, pour les remettre debout.
De nouveau, quand on regarde le Christ, il a des préférences pour certaines femmes et pour certains hommes. Cette qualité d’amour, de relation, peut être vécu avec des hommes comme avec des femmes. Une parole très intéressante de saint Paul dit : “En Christ, il n’y a plus ni mâle ni femelle.” Quand on a éveillé en soi le sujet, on n’est pas seulement des mâles ou des femelles, mais des personnes humaines en relations singulières, des relations de sujet à sujet, qu’ils soient masculins ou féminins.

Dans l’enseignement du Christ, qui dit : « Agape te aleios. C’est à dire : Aimez vous les uns des autres … Ce n’est pas le mot éros. Il ne dit même pas : Soyez amis. C’est important, parce qu’on ne peut pas être l’ami de son ennemi. Un ennemi est un ennemi, mais on peut l’aimer - en tant qu’ennemi, nuance importante. Il ne nous est jamais demandé de devenir l’ami de nos ennemis, ni d’être amoureux des gens qui nous font du mal. Quand Saint Jean dit “Dieu est amour”, il utilise le mot agapé - la capacité d’entrer en relation avec l’autre de façon légère, gratuite, en respectant sa liberté, comme la vie le respecte. C’est à ce niveau-là que l’on peut aimer son ennemi : il a le droit d’exister. Mais devenir son ami (a fortiori son amoureux) peut s’avérer impossible, parce que l’échange avec lui n’existe pas, il reste enfermé dans sa haine. Mais l’agapé accepte que l’autre ne nous aime pas. C’est un autre mot pour dire liberté intérieure.

Laissons la place à l’amour et la compassion dans le concept bouddhique.
Bien que le bouddhisme demeure encore mal connu en Occident, il y jouit pourtant d'une réputation certaine du fait de sa non-violence, de son pacifisme et de sa tolérance. Cela est vraisemblablement dû, pour une large part, à la place importante occupée dans le bouddhisme par les notions d'amour et de compassion.
L'amour (sanskrit maitrî) y est compris comme le sentiment visant à procurer le bonheur à tous les êtres, tandis que la compassion (karunâ) consiste à vouloir les délivrer tous de la douleur. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler ici, pour les méditer, ces paroles du Buddha concernant l'amour, et qui doivent être accomplies par “celui qui recherche le bien” :
“Que tous les êtres soient heureux! Qu'ils soient en joie et en sûreté! Toute chose qui est vivante, faible ou forte, longue, grande ou moyenne, courte ou petite, visible ou invisible, proche ou lointaine, née ou à naître, que tous ces êtres soient heureux! Que nul ne décoive un autre ni ne méprise aucun être si peu que ce soit; que nul, par colère ou par haine, ne souhaite de mal à un autre. Ainsi qu'une mère au péril de sa vie surveille et protège son unique enfant, ainsi avec un esprit sans limites doit-on chérir toute chose vivante, aimer le monde en son entier, au-dessus, au-dessous et tout autour, sans limitation, avec une bonté bienveillante infinie. Étant debout ou marchant, assis ou couché, tant que l'on est éveillé, on doit cultiver cette pensée. Ceci est appelé la suprême manière de vivre.”
(Suttanipâta, I, 8. Cité in Rahula, p. 125)
Les récits édifiants des jâtaka relatant les existences antérieures du Buddha Shâkyamuni ont également popularisé son idéal altruiste, qui se concrétise en particulier par le don de son corps - pour nourrir une tigresse affamée sur le point de dévorer ses propres petits, de sa chaire, de sa tête, de ses yeux, de sa moelle et de son cerveau. (Lamotte, Traité 1, p. 143, n. 1; 2, p. 712-718, 751-753, 979-983)

Le bouddhisme se présentant comme une voie spirituelle complète, c'est-à-dire une progression vers un but en fonction d'une pratique, ces notions d'amour et de compassion ne sauraient être considérées d'un point de vue purement spéculatif mais doivent s'intégrer dans la “culture mentale” qu'il préconise. De fait, associés à la joie et à l'équanimité, l'amour et la compassion constituent les quatre “pensées immesurables” (apramâna), résumées dans cette quadruple aspiration que le pratiquant doit orienter successivement vers les êtres dans les dix directions de l'univers :
"Puissent tous les êtres vivants posséder le bonheur et sa cause,
Puissent tous les êtres vivants être séparés de la souffrance et de sa cause,
Puissent tous les êtres vivants ne jamais être séparés du bonheur qui ne connaît aucune souffrance,
Puissent tous les êtres vivants demeurer dans l'équanimité sans attachement ni répulsion de près ni de loin !"

Pourtant, et malgré leurs qualités intrinsèques, l'amour et la compassion exerçés dans le cadre des “quatre immesurables” ne constituent que des vertus relativement médiocres. Selon les commentaires (Lamotte, Traité 3, p. 1239-1273) , ils contribuent ainsi à ébranler ou à écarter les passions qui se dressent sur le chemin menant à l'éveil, mais en aucun cas ils ne sauraient éliminer ces passions. En fait, leur exercice conduit à une renaissance dans l'une ou l'autre des demeures des dieux (deva).
En effet, et contrairement à ce que l'on pense souvent, le bouddhisme n'est pas à strictement parler athée, en ce sens - et en ce sens seulement - qu'il reconnaît l'existence d'une condition divine (Lamotte, Histoire du bouddhisme indien, p. 759 ss; Traité 1, p. 142 en note) . Avec le genre humain, elle constitue même l'une des deux bonnes destinées, par opposition aux trois mauvaises destinées des animaux, des esprits affamés (preta) et des enfers. Cependant les dieux sont eux aussi soumis au cycle des naissances et des morts, de sorte qu'à la fin de leur existence paradisiaque, ils peuvent tout aussi bien retomber dans de mauvaises destinées, en fonction de leurs actes passés (karman). À tout prendre, diront les exégètes, la situation des dieux est même plus infernale que celle des enfers, car leur bonheur provisoire les détourne de l'aspiration à l'éveil (bodhi), qui seule leur permettra de s'affranchir de la souffrance universelle.

À cet égard, l'amour et la compassion des “quatre illimités” sont bien inférieurs au “grand amour” et à la “grande compassion” (mahâ-maitrî mahâ-karunâ), qui, avec la sagesse (prâjñâ), sont constitutifs de la réalisation des buddha parfaitement accomplis. C'est dans le cadre du bouddhisme du Grand Véhicule (mahâyâna) que se dévelopera tout spécialement cet idéal altruiste, qui s'exprime dans le voeu de non plus se délivrer simplement de la souffrance, mais de devenir effectivement un buddha parfaitement accompli afin de pouvoir ensuite guider tous les êtres vers la délivrance. Ce voeu, ou “pensée de l'éveil” (bodhicitta), se détaille dans les “quatre voeux universels” suivant:
"Les êtres vivants innombrables, je m'engage à les délivrer.
Les passions innombrables, je m'engage à les trancher.
Les doctrines innombrables, je m'engage à les connaître.
L'éveil insurpassable, je m'engage à le réaliser."

Celui qui a produit un tel voeu est un “bodhisattva”, ou “être visant l'éveil”, dont la carrière se déroule en dix grandes étapes, au cours desquelles il développe notamment les six “perfections” (paramitâ) du don, de la discipline, de la patience, de l'énergie, de la méditation et de la sagesse.
Une étape déterminante est réalisée par le bodhisattva lorsque celui-ci atteint la huitième des dix étapes, car à partir de celle-ci il se trouve assuré d'obtenir inéluctablement l'éveil, la suite de son parcours se déroulant spontanément et sans effort. L'accès à ce huitième stade, baptisé “Inébranlable”, est déterminé par l'obtention définitive de “l'endurance de la non-naissance des choses” (anutpattika-dharma-ksânti). (Ducor, Le Sûtra d'Amida, p. 30-33)
Ce terme déroutant désigne en fait ce que l'on peut bien considérer comme “la pierre angulaire du Mahâyâna” (Lamotte, L'enseignement de Vimalakîrti, p. 411) ; il nécessite donc quelques explications. Au cours de sa carrière, le bodhisattva développe en effet, de plus en plus, sa perfection de sagesse, lui permettant, en dernière analyse, de reconnaître non seulement l'inexistence des êtres mais aussi l'inexistence des choses qui les composent; grâce à cette opération, le bodhisattva s'affranchit de ce moteur des renaissances qu'est l'illusion.
C'est une des données communes à toutes les écoles du bouddhisme que les individus (pudgala) sont dépourvus de nature propre (svabhâva), c'est-à-dire d'un substrat particulier, pour la simple raison qu'ils ne sont qu'un conglomérat de différents éléments (dharma) dont aucun ne peut prétendre à la prééminence sur les autres. En fait d'identité, un individu n'est qu'un assemblage provisoire d'éléments hétérogènes réunis par la synergie d'actes antérieurs; c'est l'inexistence de l'individu (pudgala-nairâtmya) et, en particulier, la négation de l'âme individuelle (anâtman) (Lamotte, Traité 1, p. 32, 67-69; et 2, p. 735-750; Histoire du bouddhisme indien, p. 29-31) .
Le bouddhisme lui-même est particulièrement conscient de l'originalité de cette analyse:
“Il n'y a pas de délivrance en dehors de cette doctrine [du Buddha], car les autres doctrines sont corompues par une fausse conception du ‘moi’.”
(de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 9, p. 230)

Mais le Grand Véhicule - non sans logique - appliquera également cette analyse aux éléments (dharma) eux-mêmes, puisqu'aucun d'eux ne comprend non plus de substance propre, ainsi que l'a formulé le célèbre Nâgârjuna (IIe siècle), fondateur de l'école de la Voie moyenne (Mâdyamika):
"Ni de soi, ni d'autrui, ni de l'un et de l'autre, ni indépendamment des causes ne sont produites des choses,
où que ce soit, en quelque temps que ce soit, quelles qu'elles soient."
(Mûla-madhyamaka-kârikâ, I, 1. Cf. Lamotte, L'enseignement de Vimalakîrti, p. 408-411. Hôbôgirin, p. 476)
Rien ne naissant de rien, mais seulement sous l'effet de causes et de conditions elles-mêmes sujettes à ce conditonnement universel, tout est vide (shûnya) de nature propre, ce qui constitue le vrai caractère des choses. Or, comme le bodhisattva exerce son amour-compassion en parallèle avec sa sagesse, il en vient à découvrir finalement qu'il oeuvre pour le salut d'êtres n'existant pas, et, aussi bien, d'un but - l'éveil - lui-même inexistant.
Cette expérience n'est évidemment pas anodine. Les textes décrivent cette perception de la réalité comme “l'endurance” de la non-naissance des choses (anutpattika-dharma-ksânti) : c'est dire ce que cette découverte représente de pénible, puisqu'elle porte en elle-même la réduction au vide de cet ego qui se croyait réellement existant.
Ce qui vaut pour les bodhisattva vaut à plus forte raison pour les buddha parfaitement accomplis:
“Les buddha auraient beau chercher un seul être dans les dix directions qu'ils ne le trouveraient pas; et quand ils éprouvent amour et compassion, ils ne saississent pas la caractéristique de l'être”.
(Lamotte, Traité 3, p. 1716)
Cette contradiction apparente a particulièrement frappé les observateurs chrétiens du bouddhisme.

Du côté protestant, les analyses demeurent sommaires, à l'image de Carl Keller qui oppose “l'idéal religieux du bouddhisme: la compassion, l'amitié, le respect de la vie, l'équanimité en toute circonstance” et “l'idéal chrétien: l'amour authentique et pur du prochain” (Bouddhisme et non-violence, “Cahiers de la Réconciliation”, N° 12 (déc. 1981), p. 12) .
Par contre, les théologiens catholiques ont entrepris une critique poussée, comme Henri de Lubac (1896-1991), auteur généralement bien informé, qui déclare:
“L'essentiel, qui met entre charité bouddhique et charité chrétienne un abîme, c'est que, dans celle-ci, le prochain est aimé en lui-même, tandis que dans celle-là il ne saurait en être question. [... ] dans le bouddhisme, on ne peut aimer en soi-même un ”moi" tout illusoire ou qu'il s'agit de détruire : comment dès lors aimerait-on vraiment le “moi” d'autrui ? N'étant pas prise au sérieux, la personne d'autrui ne saurait faire l'objet d'un amour sérieux. [... ] La bienveillance bouddhique [...] ne s'adresse pas, elle ne peut pas s'adresser à l'être même, mais seulement à sa misère physique ou morale."
“En ce qu'elle offre de meilleur, disons donc que la charité bouddhique ressemble à la charité chrétienne comme le rêve à la réalité.”
(Aspects du Bouddhisme, I, p. 36, 50)
Autre théologien éminent, Hans-Urs von Balthasar (1905-1989) a souligné cette question qui, selon lui, ne cessera de surgir dans le dialogue entre bouddhisme et christianisme :
“Ce qu'il y a de kénotique (la ”vacuité") dans l'Absolu est-il Charité (ce que dit le chrétien) ou une pure ouverture sur l'illimité ?".
“Si l'unification se fait par la charité, la distinction reste présupposée, jusque dans l'essence de Dieu, une distinction qui n'est pas annulée, mais plutôt dépassée dans l'amour commun des personnes distinctes, à savoir l'Esprit Saint. Si en revanche l'unification n'est pas conçue comme charité, mais comme une ”intuition" parfaite, comme une “illumination”, alors il ne s'agit que de la suppression du face-à-face du sujet et de l'objet (noèsis-noèma). On comprend alors la négation de toute dualité définitive : on n'en a plus besoin. La solution chrétienne ne s'oppose alors pas seulement au bouddhisme, mais à toute philosophie mystique [...]."
(Vers le dialogue, Revue catholique internationale “Communio”, XIII, 4 (juin-juil. 1988), p. 10)
En 1989, enfin, la plus haute instance du magistère catholique en la matière, la Congrégation pour la doctrine de la foi, a univoquement déclaré les icompatibilités entre les concepts catholiques et bouddhiques.
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L'amour et la compassion dans le bouddhisme, et singulièrement dans le bouddhisme du Grand Véhicule, ne sont-ils réellement que de froides notions à visées abstraites, ayant une valeur purement fonctionnelle de catharsie pour leur pratiquant?

Pour répondre à ces interrogations, il faut remarquer que les commentateurs du Mahyâna distinguent, en fait, trois sortes d'amour:
1. L'amour ayant les êtres pour objet (sattvâlambana) : c'est celui pratiqué en début de carrière spirituelle, notamment dans le cadre des quatre “pensées immesurables”;
2. L'amour ayant les choses pour objet (dharmâlambana) : il est pratiqué par les êtres plus évolués, qui voient le vide dans l'apparence illusoire des êtres : “Quand ils pensent avec amour aux êtres, ce n'est qu'à du vide (shûnya) issu en continuité des causes et conditions réunies. L''être', c'est cinq agrégats.”
3. L'amour sans objet (anâlambana) : il est pratiqué par les seuls buddha, dont la pensée, de par leur sagesse, ne repose ni sur les conditionnés ni sur l'inconditionné : “Les buddha emploient la sagesse relative au vrai caractère des choses et font en sorte que les êtres l'obtiennent : c'est cela l'amour sans objet.” C'est ce dernier seulement, l'amour sans objet, qui mérite l'appellation de “grand amour” (mahâ-maitrî).
(Lamotte, Traité 3, p. 1245, 1250-1254, 1272-1273)
De même, pour Genshin (942-1017), maître japonais du Tendai inclus parmi les patriarches du bouddhisme de la Terre Pure, les quatre voeux universels cités plus haut sont à considérer sous deux aspects. Dans le premier, ce sont des voeux “liés aux phénomènes” (en-ji): en tant que tels, ils correspondent à l'amour ayant les êtres pour objet. Mais dans leur second aspect, ce sont des voeux “liés au principe” (en-ri) et ils se fondent sur les considérations suivantes :
“Toutes les choses sont apaisées dès l'origine: il n'y a ni existence ni inexistence, ni éternité ni interruption, ni naissance ni destruction, ni souillure ni pureté. Il n'est pas une forme ni un parfum qui ne soit de la voie médiane. Le cycle des naissances et des morts équivaut au nirvâna. [...] Sachant que toutes les choses n'existent pas en tant que choses, il sait que tous les êtres vivants n'existent pas en tant qu'êtres vivants : celui-là est appelé ‘un bodhisattva qui a produit la pensée d'éveil insurpassable’.”
Mais Genshin précise aussitôt :
“Bien que les passions et l'éveil soient identiques en substance, ils diffèrent en pureté et en souillure en fonction du moment. C'est comme l'eau qui produit la glace, ou comme une semence et son fruit”.
(Ôjô-yôshû, vol. I b)
En fait, Genshin fait ici allusion à une notion capitale du Grand Véhicule, celle des deux vérités - ou réalités: la vérité absolue et la vérité relative. En vérité relative, ou mondaine, ou encore “d'enveloppement” (samvriti-satya), il y a des êtres plongés dans la souffrance; mais du point de vue de la vérité absolue (paramârtha-satya), on ne peut rien distinguer d'autre que le vide universel. Or, le vide, selon Nâgârjuna, ce n'est rien d'autre que la production des choses par le jeu des causes et conditions, le vide lui-même n'étant qu'une désignation métaphorique : c'est la voie médiane.
(V. les ouvrages de Jacques May (v. biblio.); Lamotte, Traité 2, p. 1078, ss; 4, p. 1995 ss. Ainsi que le Hôbôgirin, art. chûgan et chûdô)
Il est cependant essentiel de remarquer qu'aucune de ces deux vérités ne peut s'énoncer sans l'autre, à défaut de tomber dans l'un des deux extrêmes que sont le nihilisme ou le réalisme. Cela répond notamment à la remarque du père Yves Raguin déclarant: “J'ai toujours pensé que la grande erreur du Bouddha était de n'avoir vu qu'un aspect du réel, son impermanence.” (Bouddhisme / Christianisme, p. 57)
On constate donc qu'en exerçant la grande compassion envers les êtres sans pour autant les objectiver, le bodhisattva, bien loin de s'isoler dans un froid silopsisme, incarne la dialectique même des deux réalités, au coeur de la nature des choses selon le Grand Véhicule. Car la loi de causalité “agit au sein de la vérité mondaine comme un révélateur de la vérité absolue. Et que révèle-t-elle ? La vacuité de la vérité mondaine.” (May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 87)
Les textes expriment d'ailleurs clairement la concomitance de l'expérience du bodhisattva dans sa connaissance personnelle du réel et de son activité sotériologique et altruiste:
“Le bodhisattva, par compassion pour les êtres, a d'abord fait le voeu de délivrer tous les êtres. Par la perfection de son énergie, et bien qu'il sache que toutes les choses sont non-nées, non-détruites, pareilles au nirvâna, il continue d'exercer ses qualités et il remplit les six perfections. Pourquoi ? Parce qu'il demeure dans la perfection de sagesse sans y demeurer”, c'est-à-dire “sans en saisir les caractéristiques”.
"Ayant exercé les pratiques, le bodhisattva, par la perfection de sagesse, connaît le vrai caractère des choses, et, dans un sentiment de grande compassion, il a pitié des êtres qui ne connaissent pas ce vrai caractère des choses, s'attachent aux systèmes trompeurs du monde et subissent toutes sortes de douleurs physiques et mentales. [...] Ici deux choses sont à considérer :
1. par la force de sa perfection de sagesse, le bodhisattva n'éprouve aucun attachement pour les choses;
2. bien qu'il connaisse le vrai caractère des choses, la force de ses moyens habiles (upâya) est telle qu'il n'abandonne pas les êtres. Sans abandonner les êtres, il connaît le vrai vide des choses."
(Lamotte, Traité 2, p. 656-657; 4, p. 1797)
Au reste, il est significatif que la plupart des qualités acquises par un buddha sont destinées à lui permettre d'accomplir son oeuvre salvifique, laquelle, à travers la prédication, s'incarne essentiellement par le don de la loi bouddhique.
À titre d'exemple, signalons que le buddha est notamment pourvu des “six connaissances supérieures” (abhijñâ), qui sont :
1. les dix-huit pouvoirs magiques de transformations et de créations;
2. l'oreille divine, par laquelle on peut entendre tous les sons, même les plus infimes;
3. la connaissance des pensées d'autrui, par laquelle on peut lire les pensées des autres êtres;
4. le souvenir des naissances antérieures, par laquelle on peut se souvenir de ses propres existences passées ainsi que de celles d'autrui;
5. l'oeil divin, permettant de connaître exactement les naissances et les morts des êtres vivants dans toutes les directions de l'univers;
6. la connaissance de la destruction des quatre écoulements que sont le désir sensuel, l'existence, l'ignorance et les vues fausses. (Lamotte, Traité 4, p. 1809-1827)
Un buddha dispose aussi de “dix forces” (bâla) nées d'autant de connaissances, qui sont :
1. la connaissance du possible et de l'impossible;
2. la connaissance de la rétribution des actes;
3. la connaissance des méditations, etc.;
4. la connaissance du degré des facultés d'autrui;
5. la connaissance des aspirations des êtres;
6. la connaissance des dispositions acquises;
7. la connaissance de la route menant aux diverses destinées;
8. la connaissance des existences antérieures;
9. la connaissance de la mort et de la renaissance;
10. la connaissance de la destruction des impuretés. (Id. 3, p. 1505-1566)
Enfin, pour accomplir sa prédication proprement dite, il bénéficie aussi de quatre “savoirs non-empêchés” (pratisamvid):
1. savoir de la chose désignée;
2. savoir de la désignation;
3. savoir de l'expression vocale;
4. savoir de l'élocution. (Id. 3, p. 1614-1624)
Ces vertus, et bien d'autres encore, ne sont pas seulement le lot des buddha mais peuvent déjà être acquises par les bodhisattva au cours de leur carrière, même s'ils n'en disposent pas avec la même plénitude qu'un buddha. Les bodhisattva du 10e et dernier stade, notamment, en font usage pour achever d'acomplir leur voeu de délivrance de tous les êtres. Ces bodhisattva, dont la proximité avec l'éveil ultime leur vaut de recevoir parfois le titre de “tathâgata” - mais non celui de “buddha” réservé exclusivement aux buddha parfaitement accomplis - incarnent tout particulièrement ce grand amour et cette grande compassion.
Débarassés de toute enveloppe charnelle depuis qu'ils ont atteint le 8e stade, ils peuvent se manifester librement en ce monde, à l'image célèbre d'Avalokiteshvara, le fameux Guan'yin des Chinois, qui s'incarne, notamment, dans la personne des Dalai-lama. Mais on pourrait citer aussi Samantabhadra - parangon de l'idéal même des bodhisattva, Maitreya - qui succédera au Buddha Shâkyamuni, Mañjusrî - incarnation de la sagesse, ou Kshitigarbha - particulièrement secourable envers les plus dépourvus : le culte rendu dans les pays d'Asie à ces êtres témoigne bien du succès de l'idéal d'amour et de compassion du bouddhisme auprès des populations les plus diverses.
De même, les buddha tout en ayant accompli l'éveil parfait accueillent également dans leurs “champs de buddha” (buddha-kshetra) les êtres qui vont y renaître pour s'y être abandonnés, la plus célèbre de ces “terres pures” étant “la Bienheureuse” (Sukhâvatî) du Buddha Amithâba (jap. Amida).
Les théologiens ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, qui ont consacré à ce dernier quelques-unes de leurs études les plus poussées et les plus critiques sur le bouddhisme (de Lubac, Amida; Masson, Le Bouddhisme, p. 114-115, 199 ss) .
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En fait, la critique chrétienne de l'amour et de la compassion bouddhiques renvoie à une problématique fondamentale, puisque c'est celle de l'existence même d'un Dieu créateur qui est mise en cause, ainsi que l'a fort bien vu de Lubac :
"Par l'image divine qui est au fond de lui, tout homme participe en effet à l'éternité de Dieu. Sa ressemblance est ce qui fonde sa distinction, la solidité définitive de son être. Solidabor in Te, deus meus (Saint Augustin). [...]
Or dans le bouddhisme, rien de tel. Là où manque au fond de l'être cette solidité ontologique qui lui vient du Dieu créateur, là où l'on ne rencontre plus qu'agrégats sans consistance, il n'y a rien qui appelle et qui rende possible un amour définitif." [...]
“Dans le christianisme, cependant, toujours l'affirmation triomphe. S'il n'en va pas de même dans le bouddhisme, c'est qu'il y manque l'unique Fondement : Dieu, Amour créateur. Toute l'insuffisance - toute la fausseté - de la religion bouddhique vient d'abord de là.”
(Aspects du bouddhisme, 1, p. 41, 53)
Joseph Masson a également souligné ce “fossé préalable extrêmement difficile à combler” que constituent les positions de la philosophia perrenis dans le dialogue entre chrétiens et bouddhistes, en particulier “l'existence solide, définitive et absolue de substances et de personnes au sens occidental du terme.” (Le bouddhisme en notre temps, in “À la rencontre du bouddhisme”, vol. 2, p. 81-82)
Et de préciser :
“Pas plus que les monistes hindous, les antisubstantialistes bouddhistes ne rejoignent la philosophie réaliste-pluraliste où s'insère l'idée de Dieu; et donc ils n'en éprouvent pas le besoin.” Il en conclut que le contact le moins difficile, relativement aisé, entre le bouddhisme et le christianisme, se situe “au niveau des préludes ascétiques à la libération”. (Le bouddhisme, p. 233)


L'actuel Dalai-Lama ne dit pas autre chose :
"je pense qu'entre les traditions chrétienne et bouddhiste, il existe une convergence exceptionnelle et un potentiel d'enrichissement mutuel par le dialogue, surtout dans les domaines de l'éthique et de la pratique spirituelle (...).
Quant au dialogue philosophique ou métaphysique, je pense que nous devons nous séparer. Toute la conception bouddhique du monde repose sur une position philosophique centrée sur le principe de l'interdépendance, selon lequel toute chose ou événement est le produit d'interactions entre des causes et des conditions. Il est quasiment impossible, dans cette vision du monde, de faire une place à une vérité atemporelle, éternelle et absolue. Il n'est pas possible non plus d'y intégrer le concept de Création divine."
“Si donc on cherche à tout prix à dégager des similitudes et à faire des raprochements, on court le rique de tout amalgamer en une seule et grosse entité. Je le répète, je ne suis pas favorable à la recherche d'une religion universelle. Je ne pense pas que cela soit judicieux.”
(Le Dalaï-Lama parle de Jésus, p. 89 et 79)
Yves Raguin, enfin, prévient ses lecteurs :
“La position prise par le bouddhisme sur la question de la personne rend très difficile, pour ne pas dire impossible, une rencontre sur les grandes questions fondamentales dans le christianisme, la Trinitié, le Christ, la responsabilité humaine, l'union à Dieu”.
Et par rapport au culte du Buddha Amida, en particulier, le même auteur ajoute :
“Le Christ, objet de notre foi et de notre amour, [...] ne disparaît pas quand nous entrons dans l'infini de Dieu, car il est cet Infini divin, il est Dieu Infini”, alors qu'Amida “n'est qu'un symbole et non une réalité, une personne réelle, comme le Christ.”
(Bouddhisme / Christianisme, p. 49 et 129)
Il est par trop évident que la doctrine fondamentale du bouddhisme sur l'absence d'âme individuelle et sur le vide exclut radicalement la notion d'un dieu Seigneur (îshvara) avec sa création. Le bouddhisme est donc athéiste (aishvarika) dans ce sens précis d'absence d'un dieu Seigneur. (Lamotte, Traité 1, p. 141, n. 1; Histoire du Bouddhisme indien, p. 434-437, 473. Cf. de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 2, p. 311-313; ch. 5, p. 19; id., Bodhicaryâvatâra, p. 135-137)
Le Buddha lui-même se situe en dessus d'une condition divine: “Tout bouddhiste [...] se souvient que le Buddha Shâkyamuni a été un homme, et qu'un Buddha est plus et mieux qu'un dieu.” (May, Trente-huit ans sur le Grand Véhicule, p. 91)
Pour reprendre une image classique, “le Buddha est comme le roi des médecins, sa loi est comme le bon médicament et sa communauté est comme l'infirmier.” (Lamotte, Traité 3, p. 1393, n. 1; cf. 1, p. 17, n. 1. Hôbôgirin, p. 230b-232 b)
Encore pourrait-on préciser que le Buddha est un médecin qui a lui-même expérimenté la souffrance qu'il prétend traiter, ce qu'il fait en délivrant son enseignement “à la manière dont la tigresse transporte ses petits”: en serrant suffisamment les dents pour qu'ils ne tombent pas dans l'hérésie du nihilisme, tout en évitant de les déchirer dans les crocs de l'hérésie de la croyance à un moi réel. (Lamotte, Traité 1, p. 33; de La Vallée Poussin, L'Abhidharmakosha, ch. 9, p. 265-266)
écrit par Freeman @ 15:00:26
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